Le Mythe de Sisyphe, l'anti-Schopenhauer


Arthur Schopenhauer


Rappelons la vision de Schopenhauer sur le désir et le bonheur. Le triste Schopenhauer considérait que la recherche du bonheur était un exercice vain car le temps nous empêche de profiter pleinement de l'instant présent. Selon lui, le passé et le futur emprisonnent un présent qui perd de sa réalité en se bornant sans cesse sur le passé ou sur le futur. Or le passé n'est plus et le futur n'est pas encore. Lorsque nous désirons quelque chose, toujours selon lui, c'est notre manque fantasmagorique de ce quelque chose qui produit le désir. Une fois la chose acquise, l'ennui s'installe déjà et voilà que nous désirons autre chose. Ce modèle de pensée si séduisant nous interpelle forcément car nous l'avons tous expérimenté. Combien de nous avons désiré un objet, une fois l'objet acquis nous nous en détournions presque immédiatement et une forme de désespoir nous gagnait car nous nous rendions compte de l'impossibilité de transformer un désir en un plaisir qui dure. Il s'agit donc là du vieux concept des stoïciens sur la nostalgie et l'espérance que Spinoza appellera "Passions Tristes"

D'autres philosophes ont essayé de sortir de ce modèle terrible. Spinoza dans sa théorie sur la puissance a montré qu'il était possible d'atteindre la "Laetitia", la joie, en apprenant a apprécier ce que l'on a au moment où on l'a. C'est le fameux "Carpe Diem" que nous voyons si souvent un peu partout et que nous retrouvons chez Ronsard dans le "Cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie". Nietzsche aussi bien sûr avec sa théorie de l'"Amor Fati"

Je vois dans le "Mythe de Sisyphe" de Camus une nouvelle expression du bonheur justement grâce au temps qui passe. Le temps, pour peu que nous savons le dompter, est le seul garant du bonheur. Celui qui vit dans le passé ou dans le futur en oubliant de profiter du présent passe à côté de sa vie. A trop manquer, on finit par manquer d'être heureux. mais celui qui se passe du passé et du futur pour vivre dans un présent exclusif tombe sans doute dans une forme de nihilisme.

Revenons donc à Sisyphe (Σίσυφος)

Rappelons que Sisyphe, fils d'Eole, avait tenté de déjouer la Mort (Thanatos) en demandant une dernière faveur, juste avant son heure, celle d'aller retrouver les siens pour un dernier adieu. Sa requête fut acceptée mais Sisyphe refusa ensuite de rejoindre Thanatos et Zeus le fit quérir de force et le condamna, pour avoir voulu tromper un Dieu, de pousser un rocher par delà une montagne. Une fois le sommet passé, le rocher roule donc de l'autre côté de la Vallée et Sisyphe doit éternellement recommencer sa peine. Nous avons ici l'expression d'une peine répétitive et absurde dans sa répétitivité. Pourtant, Camus y trouve la condition même du bonheur de Sisyphe.

Pourquoi?

Lorsque Sisyphe pousse son rocher pour atteindre le sommet de la montagne, nous pouvons l'imaginer en grande souffrance par la pénibilité de sa tâche...Il sait toutefois que la montagne a un sommet et il peut visualiser la fin de sa peine. Zeus ne lui a pas donné un temps limité pour effectuer sa tâche. Sisyphe prend donc le temps qu'il veut pour l'effectuer. Une fois le sommet atteint. Le rocher par son inertie roule dans la Vallée...Et commence alors pour Sisyphe le temps du repos. Il peut prendre le temps qu'il veut pour redescendre dans la vallée et recommencer sa tâche. On pourrait imaginer qu'il prend son temps...Et bien si dans les première fois il prends son temps, au bout d'un moment il apprécie de moins en moins son oisiveté...et se précipite pour pousser son Rocher.

Pourquoi?

Sisyphe s'ennuie. Il sait qu'il ne peut apprécier le repos que parce qu'il est accablé par la fatigue...Le bonheur tient, comme le dit Schopenhauer, à ce balancier subtil entre désir et ennui...Pendant que Sisyphe pousse son rocher, il tient bon car il désire le repos. Une fois les premières heures de repos passées, le voilà qu'il désire son Rocher. Voilà pourquoi parfois nous désirons des choses qui nous font mal. Bien au delà de l'inconscient, il y a ce besoin premier d'espérer pour désirer et de s'ennuyer pour désirer et espérer encore.

Amor que puede ser eterno
y puede ser fugaz.

Amor que quiere libertarse
para volver a amar.
Pablo Neruda - Farewell

Nous voyons bien ici que le modèle stoïcien ne fonctionne plus. Ce n'est plus le "Carpe Diem" qui fait que Sisyphe est heureux mais bien le temps qui passe mais qui est rythmé par des désirs et des ennuies. Camus a raison, nous devons imaginer Sisyphe heureux. Il a échappé au pire, Zeus aurait pu le condamner à attendre sur un banc pendant toute une éternité. Voilà le véritable enfer. L'oisiveté est donc bien mère de tous les vices.

Contrairement donc à la vision triste de Schopenhauer, la Nostalgie et l'Espérance ne sont pas des passions tristes mais des passions gaies. L'espoir permet de supporter les épreuves les plus difficiles et l'ennuie nous empêche de mourir...d'ennuie.

Nous avons tous notre rocher à pousser...et nous devons apprendre à l'aimer. Il y a un « Amor Fati » dans les passions tristes ,n'en déplaise à Nietzsche et le nihilisme se trouve dans l'illusion que l'on peut vivre qu'au présent, c'est à dire dans l'éternité...car l'éternité est vide de désir. Le nihilisme c'est penser que l'"ici-bas" exclut forcément un "au delà"...Sans "au delà. Sisyphe n'aurait jamais pu espérer franchir sa montagne...et s'affranchir par là même de sa peine et de sa charge...

Commentaires

  1. Merci pour cette pensée sur ce mythe. J'aime beaucoup votre interprétation en "Celui qui vit dans le passé ou dans le futur en oubliant de profiter du présent passe à côté de sa vie.{...} mais celui qui se passe du passé et du futur pour vivre dans un présent exclusif tombe sans doute dans une forme de nihilisme.". Camus le dit bien : "L'homme absurde est celui qui ne se sépare pas du temps".
    J'imagine cependant Sisyphe heureux d'une autre manière. Celui que nous présente Camus me semble affranchi de tout espoir et c'est ainsi qu'il peut être libre dans les limites de sa condition. Il n'y a plus de sens à trouver à sa condamnation et à la répétition, Sisyphe vit son présent et trouve son bonheur dans l'action qu'il a sur son monde à lui (le rocher et la montagne).
    L'espérance est ce qui nous contraint et limite notre capacité à être heureux. En nous en affranchissant nous retrouvons une liberté pleine et entière d'action sur notre monde, nous devenons "les tsars" de notre vie. Cela ne nie pour autant pas le futur, mais il s'agit davantage de l'imaginer et le créer que d'espérer ce qu'il sera.
    Cette interprétation n'est que mienne. Il ne s'agit d'ailleurs pas tant d'une réflexion littéraire ou philosophique que d'une manière de vivre que le livre de Camus m'a fait découvrir et dans laquelle je m'épanouie chaque jour davantage.
    Merci pour votre blog de pensée, je le découvre tard mais c'est plaisant de se nourrir mutuellement ainsi.

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