Anatomie d'une chute
Mon papa est décédé le 6 juin 2023 à 9h30 du matin.
Il est entré en Ehpad début mars 2022, un Ehpad à
proximité de chez ma maman, à 7 km, afin qu'elle puisse lui rendre visite tous les jours. On ne place pas une personne âgée, on la déplace surtout, d'un endroit familier à un endroit étranger et froid, comme l'idée que l'on se fait de la Mort. C'est toujours un crève-cœur que de se résoudre à institutionnaliser un être aimé, même si nous savons que c'est pour son bien et pour le bien du proche aimant. Je n'aime pas ce terme d'aidant. Il est fonctionnel. Le conjoint, l'enfant, le parent n'est pas un aidant... C'est avant tout un aimant du verbe "aimer". Aimer et aider ne sont pas du même registre. Le jour où l'Ehpad nous a appelés, ce fut à la fois un soulagement et un immense chagrin. Un soulagement car ma maman était à bout de souffle. Papa avait 84 ans et maman 81 ans. 30% des conjoints dans ces situations meurent avant, par épuisement et négligence de leur propre santé.
Mon papa souffrait d'une maladie à corps de Lewy, une démence que nous connaissons encore très mal, pour ne pas dire pas du tout. En 2003, quand j'ai passé mon diplôme en gérontologie, mon maître, le Pr Pierre Pfitzenmeyer, nous disait que cette démence était une sorte de mélange de maladie d'Alzheimer et de maladie de Parkinson. Mon papa a d'ailleurs été diagnostiqué avec une maladie d'Alzheimer par une généraliste faisant fonction de gériatre dans un petit établissement à Aix-les-Bains. Le diagnostic devrait être fait par un neurologue, mais pour voir un neurologue dans la région, il faut aller à Annecy, à Grenoble ou à Lyon, et le temps d'attente était d'un an.
J'ai donc fait le diagnostic moi-même, car mon père ne perdait pas vraiment la mémoire, il avait plutôt aboli le temps, et le présent et le futur se confondaient. Par ailleurs, il était, au fur et à mesure de l'avancement de la maladie, dans un état de rêve permanent que certains décrivent comme des hallucinations, mais pour moi, il s'agit de rêves éveillés, comme si mon père était en permanence sous hypnose. Il voyait des choses qu'il était le seul à voir, et ses rêves pouvaient se situer à l'époque de son enfance comme il y a 10 ans ou seulement un an. Il avait au début des phases de réveil où son allocution était presque normale et sensée, mais il replongeait dans une forme de marmonnement incompréhensible pour nous. Avec le temps, ces moments de répit ont fini par disparaître.
Des personnes âgées comme mon papa, il y en a des milliers en France, et ces patients sont d'une vulnérabilité extrême. Ils demandent une grande surveillance, d'abord de leur état nutritionnel, puis pour prévenir les chutes qui surviennent avec l'avancée de la maladie et la dégradation de l'état général.
Dans l'Ehpad de mon père, la dénutrition était tout simplement ignorée par le médecin généraliste, très âgé lui-même et passant une à deux fois par semaine 20 minutes pour voir 80 résidents. Mon père a commencé à perdre du poids et du muscle.
Dès le mois de décembre, il avait perdu déjà 15 kilos, passant de 80 kg à 65 kg. Lorsque j'ai fini par contacter le médecin en question après 3 tentatives sans succès, car il ne répondait ni à mes mails ni à mes messages téléphoniques, je lui ai demandé pourquoi mon père n'avait pas été diagnostiqué avec une malnutrition protéino-énergétique. Sa première réaction a été de me demander si j'étais médecin. Je lui ai dit que non, je n'étais pas médecin, mais que j'étais un pionnier en France dans la lutte contre la dénutrition et qu'à ce titre, et du fait d'être le fils de son patient, j'attendais de sa part des explications. Il m'a dit : "Votre papa a une albuminémie normale, circulez, il n'y a rien à voir." Mon père avait en effet une albuminémie sérique presque normale à 35/38 g/L.
Je lui ai donc appris que depuis novembre 2021, selon les recommandations de la Haute Autorité de Santé, elle n'est plus considérée comme un critère diagnostique direct, mais plutôt comme un indicateur de la sévérité de la dénutrition une fois celle-ci diagnostiquée. Il a cependant refusé de diagnostiquer cette dénutrition et de lui prescrire des compléments nutritionnels oraux, remboursables uniquement en cas de dénutrition diagnostiquée. Il m'a proposé d'aller à la pharmacie qui travaille avec l'Ehpad pour acheter ces compléments à notre charge. J'ai donc écrit à mon ami le Pr Stéphane Schneider, qui a accepté de prescrire des Clinutren HP/HC pour mon papa, et un autre ami, patron du laboratoire Grand Fontaine SA, a fait livrer des cartons de crèmes desserts et de compléments HP/HC gracieusement, pas seulement pour mon papa, mais pour tous les résidents de l'unité où était mon papa. Ils étaient 10, et au moins 4 étaient aussi dénutris, sans aucune prise en charge.
Pour la petite histoire, les compléments nutritionnels oraux (CNO) doivent être fournis par les Ehpad gratuitement dès lors qu'un résident est diagnostiqué dénutri. L'ARS verse des dotations dans le cadre du budget "soins" en fonction du girage de l'établissement et du nombre de résidents (moyenne du niveau de dépendance des résidents de l'établissement). Cet argent est perçu par l'Ehpad sans être toutefois distribué aux résidents qui y ont droit, faute de diagnostic de la dénutrition.
Quand mon ami le Pr Stéphane Schneider a prescrit les Clinutren, l'ordonnance est partie à la pharmacie de ville, qui s'est permise de substituer non pas en donnant des CNO équivalents, mais moins dosés en protéines et en calories, en m'expliquant que mon papa n'étant pas dénutri, du fait qu'il avait une albuminémie normale, n'avait pas besoin de compléments HP/HC. Je n'avais jamais vu ça, puis j'ai fini par comprendre que la pharmacie était de mèche avec l'Ehpad et qu'ils avaient l'habitude de faire leurs petites tambouilles ensemble.
Puis, comme il était prévisible, mon père a commencé à faire des chutes de plus en plus fréquentes, du fait de sa maigreur (sarcopénie). Il était couvert de bleus et de pansements.
Puis, comme il était prévisible, mon père a commencé à faire des chutes de plus en plus fréquentes, du fait de sa maigreur (sarcopénie). Il était couvert de bleus et de pansements.
J'ai demandé pourquoi il n'y avait pas de kinésithérapeute dans cet établissement. On m'a répondu qu'ils n'en trouvaient pas. Ils ne trouvaient pas non plus de médecins coordinateurs, apparemment, ni d'orthophoniste pour prévenir les fausses routes. Comme l'avait indiqué Victor Castanet dans son livre "Les Fossoyeurs", tous ces postes sont budgétés dans le tarif soin, et l'ARS verse de l'argent des contribuables de façon forfaitaire pour financer ces postes. Si ces postes ne sont pas pourvus, l'argent va dans les comptes de l'Ehpad et n'est pas converti en soins.
Ce qui devait arriver arriva, et en avril 2023, mon papa fit la chute de trop et se brisa sa prothèse de hanche. Il fut donc hospitalisé à 30 km de l'Ehpad, à Belley, et dut subir une chirurgie sous anesthésie générale. Je savais que c'était l'épreuve de trop et que mon papa ne s'en remettrait pas, étant donné sa maigreur et sa fragilité. En effet, il vit chuter son albuminémie à 25 g en quelques semaines et fit infection sur infection (urinaire, escarres, bref la fameuse spirale de la dénutrition, chère à notre bien-aimée Brigitte Ferry) et débuta un trouble de la déglutition.
Il resta 15 jours dans cet hôpital, où il fut requinqué, mais comme il faut que les lits tournent, il fut assez vite renvoyé à l'Ehpad. Le matin même de sa réintégration dans l'Ehpad, les soignants n'avaient pas été informés que mon père faisait des fausses routes et reçut un petit déjeuner non gélifié, et fit une grosse fausse route avec étouffement. Il fut à nouveau hospitalisé dans le même service le jour même de son retour en Ehpad. Son état se dégrada très rapidement en mai, et il s'éteignit le 6 juin.
Je n'ai pas pu, à l'époque, prévenir les autorités, car l'infirmière coordinatrice m'a menacé de ne pas reprendre mon père dans l'Ehpad, nous obligeant à l'envoyer à 60 km, ce qui était inacceptable pour ma maman.
Qui est responsable de tout cela ? D'abord, l'État, qui laisse un ratio d'un soignant pour 7 à 10 résidents, rendant la qualité du soin impossible et mettant les équipes dans des situations de stress et de culpabilité qui entraînent du burn-out et des arrêts maladie, et donc moins d'effectifs jamais remplacés. Les responsables de ces Ehpad qui acceptent, en toute connaissance de cause, de continuer, tout en sachant que le système est maltraitant, par banalité du mal, comme dirait Hannah Arendt. Chacun obéit aux consignes sans se poser la question de la morale. Les patrons de ces groupements qui font de l'argent en utilisant ce système, qui leur permet d'acquérir des biens immobiliers en utilisant l'argent de l'État en détournant l'argent distribué par l'ARS.
Bien évidemment, il faut pondérer tout cela en expliquant que ces situations sont bien plus complexes que ce que j'en décris, mais globalement, il y a une urgence à réformer l'hébergement des personnes âgées et d'en faire un grand service public, et de ne plus autoriser le privé et l'associatif non lucratif, et que l'État prenne ses responsabilités. La prise en charge du vieillissement ne se fera pas par la silver economy, une immense arnaque, ni par l'acceptation des chiens et des chats, ni par l'euthanasie. Elle se fera par la solidarité, et à commencer par la taxation des hauts profits et par la chasse aux tricheurs qui empêchent notre Santé Nationale de fonctionner par répartition et de pourvoir à la prise en soin digne de tous nos concitoyens fragiles. Avant de mourir dans la dignité, essayons déjà de permettre à nos aînés de vivre vieux dans la dignité.
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