dimanche 1 décembre 2024

 

La fragilité humaine : une réflexion philosophique et sociale. Entretien entre Didier Buffet et Pierre Guénancia

Un dialogue entre le soin et la philosophie

Dans le cadre majestueux de la bibliothèque universitaire de Dijon, le gérontologue et philosophe du soin Didier Buffet s'entretient avec Pierre Guénancia, professeur émérite de l'Université de Bourgogne, spécialiste de la philosophie moderne et expert reconnu de Descartes et Pascal. Leur dialogue approfondi explore la notion de fragilité sous ses multiples aspects : physique, sociale, existentielle et éthique.

La fragilité comme expérience personnelle et universelle

L'entretien s'ouvre sur une expérience personnelle de Pierre Guénancia qui donne immédiatement le ton de la discussion : "J'ai eu mon cousin germain qui s'appelait Jean, trisomique [...] j'ai pu voir de très près à la fois ce que c'est que la fragilité, mais aussi ce que c'est que l'affection, le côté très chaleureux." Cette expérience illustre la dualité intrinsèque de la fragilité, qui n'est pas qu'une faiblesse mais peut aussi être source de liens humains profonds.

Le philosophe souligne que la fragilité contemporaine se manifeste particulièrement dans la dimension sociale : "Aujourd'hui, je crois que c'est quelque chose qui est assez apparent et qui relève justement de cette notion plutôt que de la notion d'inégalité, de lutte des classes." Il évoque la situation des personnes qui ne sont pas reconnues comme des "agents sociaux à part entière", comme si c'étaient "des vies pour rien", créant une forme de "mort sociale" particulièrement préoccupante.

La fragilité dans le contexte médical et social contemporain

Didier Buffet apporte son expertise de gérontologue pour éclairer les défis contemporains : "On a créé en France cette notion de répartition qui fait qu'on accepte que les personnes qui sont bien portantes puissent être solidaires des gens moins bien portants parce qu'un jour ou l'autre, ça tourne et celui qui est bien portant, demain, devient fragile."

Il illustre son propos par une expérience marquante : "J'ai le souvenir d'avoir rencontré un chef d'entreprise alors que je faisais une immersion dans un service de cancérologie. Et ce chef d'entreprise, très puissant, apprenait son cancer. Et j'avais devant moi non plus le chef d'entreprise, j'avais l'homme dans toute sa fragilité."

La dialectique de la force et de la fragilité

Pierre Guénancia développe une réflexion nuancée sur le rapport entre force et fragilité : "La vie est en elle-même une fragilité, mais elle est aussi une force. Et donc, je crois que les deux notions ne peuvent pas être séparées, la fragilité de la force." Il met en garde contre une vision misérabiliste : "La fragilité aujourd'hui me paraît une notion effectivement intéressante et essentielle, mais à condition de ne pas en faire une misère."

Il insiste sur l'importance de considérer la fragilité comme une relation plutôt qu'un état absolu : "La fragilité, c'est une relation. C'est toujours une relation. On est fragile par rapport à. Donc cette fragilité doit être mise en relation avec quelque chose qui est de l'ordre de la puissance, étant entendu que puissance et fragilité sont les deux bouts d'un même arc."

Les défis du système de santé face à la fragilité

L'entretien aborde les enjeux pratiques de la prise en charge de la fragilité dans notre système de santé. Didier Buffet évoque la complexification des situations : "Avant, ce qu'on appelait les vieux, ils mouraient de crise cardiaque, mais on ne passait pas par la phase de maladie neurocognitive. La phase de maladie neurocognitive, ça demande des prises en charge particulières."

Il souligne aussi l'évolution des pathologies : "Il y a 20 ans [...] la moyenne de maladies chroniques par patient de plus de 80 ans en long séjour était de 5 à 9 maladies chroniques par patient. [...] Aujourd'hui malgré les progrès faits avec la science la barrière des 80 ans reste entière et la plupart des résidents en Ehpad sont atteints de lourdes pertes d'autonomie. Ce n'était pas le cas des maisons de retraite d'autrefois.

Perspectives philosophiques sur la fragilité

L'entretien explore plusieurs perspectives philosophiques majeures. Sur Lévinas, Guénancia explique : "Il y a dans sa philosophie presque une apologie de la faiblesse au sens où le moi, pour lui, est toujours assujetti à l'autre. [...] C'est cette faiblesse qui le constitue comme moi, ou comme soi, et non pas la conscience de son indépendance."

La pensée de Pascal est également centrale : "Toute la philosophie de Pascal repose sur l'idée de la faiblesse humaine. Il appelle ça la misère plus que la faiblesse. [...] De cette misère, au fond, on ne peut pas être soigné. [...] C'est quelque chose qui tient à notre condition humaine et qui est lié à la finitude."

La solidarité comme réponse collective

Le modèle français de solidarité est mis en avant comme une réponse collective à la fragilité. Pierre Guénancia souligne la spécificité française : "C'est un pays qui est beaucoup plus juste. [...] Je ne suis pas sûr qu'on puisse être soigné aussi bien dans d'autres pays qu'on l'est en France."

Il rend hommage au personnel soignant : "Moi, je salue vraiment avec beaucoup, beaucoup d'humilité et de déférence le personnel médical au sens très, très large du terme. [...] Ils apportent aux gens en situation de fragilité une aide, un soutien qui est évidemment lié à leur métier, mais qui est aussi lié à leur humanité."

Les enjeux futurs de la prise en charge de la fragilité

L'entretien se conclut sur les défis à venir. Didier Buffet plaide pour une approche globale :

"Il faut aujourd'hui réfléchir sur comment prendre en charge la fragilité dans sa globalité [...] développer des nouvelles formes d'économie." Didier Buffet propose la création d'un métier d'ingénieurs de la fragilité car le soin est une ingénierie et il convient de revaloriser cette profession qui aujourd'hui connait une véritable crise des vocations. Nous devons épauler les "aidants" en les rendant à leur rôle d'"aimants" et laisser l'aide et le soin à des professionnels à domicile jusqu'à ce que le patient aidé ne puisse plus être pris en charge à domicile.

Il souligne l'importance d'une approche pluridisciplinaire : "Les philosophes doivent travailler avec les ministères, avec les médecins et il ne faut pas se dissocier."

Il faut que chacun cotise pour un pot commun de prise en charge d'une éventuelle dépendance comme nous cotisons pour notre retraite. Nous financeront une loi Grand Âge qu'en faisant comme cela. Oui les jeunes paieront pour les vieux tout comme les vieux ont payé pour leurs enfants pour leur donner une situation.

Conclusion

Cette conversation riche entre un gérontologue et un philosophe met en lumière la complexité de la notion de fragilité dans notre société contemporaine. Elle apparaît non pas comme une simple faiblesse à combattre, mais comme une dimension constitutive de notre humanité, appelant une réponse collective fondée sur la solidarité et la reconnaissance mutuelle. Face aux défis croissants du vieillissement de la population et de l'évolution des pathologies, il devient crucial de repenser notre rapport à la fragilité, en l'intégrant dans une vision plus large de ce qui fait notre humanité commune.

La fragilité, loin d'être uniquement une vulnérabilité à protéger ou un déficit à compenser, se révèle comme un aspect fondamental de la condition humaine, nous invitant à repenser nos modes d'organisation sociale et nos systèmes de soin. C'est dans la reconnaissance et l'acceptation de cette fragilité partagée que peuvent émerger de nouvelles formes de solidarité et d'humanité.




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Merci de me laisser un commentaire. J'écris pour penser. Vos avis me nourrissent. Ne soyez pas désobligeant c'est tout ce que je demande.

  Aujourd'hui, j'ai l'immense plaisir de vous annoncer la création d'un nouveau terme qui, je l'espère, marquera un tour...