Retour à la Nature - Vers le Contrat Naturel de Michel Serres



Du Cosmos au Chaos : Une Réinterprétation

Dans l'éclatante lumière de la Grèce antique, la cosmologie se dressait comme le pilier central de l'éthique. Pour les Grecs, le Cosmos n'était pas sujet à la légèreté. "Κόσμος", le terme lui-même, évoquait l'image d'un univers clos, régi par une harmonie rigoureuse, en contraste flagrant avec le "Χάος" - le Chaos, synonyme de vide et d'anarchie dans son acception première.

C'est au sein de la Cosmogonie, comme le narre Hésiode, que le Cosmos prit forme, dans la quête d'une harmonie supérieure. La notion de cosmos s'entrelaçait alors indissociablement avec celle d'ordre. La nature y trouvait sa juste place, dans un monde où le panthéisme régnait en maître. Chaque élément de la création était sous la garde d'une divinité, l'Homme lui-même en harmonie avec le monde naturel.

Chez ces anciens peuples, l'ordre et la morale se confondaient. La vertu incarnait l'ordre et la stabilité, tandis que le vice, lui, se perdait dans le désordre et l'instabilité. Ainsi, dans la Grèce antique, c'était une apologie du sain face au malsain, du fort face au faible, du beau face au laid, du juste face à l'injuste. La morale gravitait autour de cette robustesse de l'ordre face à la précarité du fragile.

Avec l'avènement des religions monothéistes, de l'humanisme et du règne de la raison, le débat sur la fragilité humaine prit un nouveau souffle. Le Christ proclama que les derniers seraient les premiers, que les aveugles verraient et que les malades seraient guéris, voyant dans la mort un échec. Par sa résurrection, le Christ laissait entendre que la mort était vaincue par la foi, la vie devenant éternelle pour ceux qui adhéraient à la nouvelle éthique prônée par cet homme se disant Fils de Dieu, d'un Dieu unique : l'Homme.

Ainsi, l'ère chrétienne vit une inversion des valeurs, où les derniers devinrent premiers et où les puissants, les forts, furent vus comme responsables du sort des plus faibles. Jésus, chassant les marchands du temple, marquait cette transition vers une éthique de compassion.

Nous avons ainsi délaissé la culture grecque au profit d'une morale empreinte de compassion. Nietzsche allait plus tard railler cette inversion des valeurs, qu'il qualifia de "nihilisme" - une quête illusoire d'un monde meilleur dans un au-delà improbable, renonçant à un ici-bas tangible, source de joie et de plaisirs corporels.

Avec le temps, l'humanité s'est développée à travers les sciences, la philosophie, et a érigé la raison pure en vertu suprême. La modernité s'est frayée un chemin à travers la révolution copernicienne, et l'humanité s'est crue sortie de l'obscurantisme grâce aux Lumières.

Le poème de Voltaire sur le tremblement de terre de Lisbonne en 1755, qui coûta la vie à un tiers des habitants de la ville, demeure gravé dans nos mémoires. Voltaire invitait l'Homme des Lumières à dompter la Nature. Il adhérait également, non sans contradictions, à l'idée de l'esclavage tout en dénonçant la barbarie de la torture dans l'affaire Calas.

Le scientisme a peu à peu supplanté la métaphysique, la technique et la technologie exacerbant le fantasme prométhéen, oubliant que l'Homme, au même titre que les autres créatures, est une œuvre divine. L'Homme s'est aventuré de l'ésotérisme à l'exotérisme, cherchant à élucider tous les phénomènes. Par la médecine, notamment, il a sans cesse repoussé les limites de la longévité, améliorant la lutte contre les maladies.

Rappelons que, en un siècle, l'Humanité a accompli davantage en termes de découvertes et d'innovations que depuis l'aube de son existence.

Si nous abordions l'entropie

Le terme "entropie", souvent évoqué sans que son sens soit pleinement saisi, mérite une explication. L'entropie, concept appartenant à la physique et introduit pour la première fois par Clausius en 1860, mesure le désordre au sein d'un système.

Pour illustrer ce concept de manière accessible, imaginez inviter les camarades de classe de votre enfant à un goûter. La différence entre en inviter trois ou cinquante est palpable. Avec trois enfants, vous pouvez espérer un retour à l'ordre en trente minutes. Avec cinquante, l'issue est imprévisible. Là où trois enfants permettent une certaine anticipation, cinquante rendent toute prévision quasi impossible. Prenons un autre exemple : mélangez de l'eau et de l'huile, puis agitez. L'eau et l'huile finiront par se séparer, revenant à leur état initial. Tentez la même expérience avec du lait et du café, et vous verrez qu'il est bien plus difficile de les séparer. Dans le premier cas, nous parlerions d'une entropie faible ou nulle, tandis que dans le second, l'entropie serait élevée.

Plus l'entropie est élevée, plus le désordre compromet la possibilité de retourner à un état d'ordre initial. Longtemps, les scientifiques ont cru que l'ordre émergeait toujours du chaos. Cependant, en 1890, Boltzmann réfuta le théorème de récurrence cher à Poincaré en démontrant, dans la mécanique des gaz, que le retour à l'état initial relevait davantage de la croyance que de la réalité : le désordre n'engendre jamais l'ordre. Ainsi, contrairement à la devise alchimique "Ordo Ab Chaos", l'ordre n'émerge pas du chaos, mais bien de l'ordre lui-même.

Vers une entropie croissante

Notre monde, passant de 500 millions d'habitants au Moyen Âge à 8 milliards au XXIe siècle, suit une croissance exponentielle depuis le XXe siècle, ne peut échapper à une entropie grandissante. Avec l'avènement de la technique puis de la technologie, les inégalités se sont creusées à l'échelle planétaire.

L'humanité, s'éloignant du panthéisme, a oublié que la Nature abrite des temples sacrés. Le monothéisme a placé des figures humaines (Jésus, Mahomet) comme représentants de Dieu, ce nouveau Dieu étant modelé à l'image de l'Homme, voire l'Homme se prenant lui-même pour Dieu.

Dès lors, l'Homme s'est arrogé le droit de corriger la Nature, commettant ainsi le péché d'hubris, concept issu de la culture grecque signifiant la violation des lois du Cosmos et de l'équilibre. Lorsqu'un homme pense pouvoir disposer de la nature et des animaux sans considérer l'intérêt général de la Vie et des espèces, il menace l'équilibre, la symbiose, l'harmonie de la Planète, qui elle-même pourrait obéir à un Ordre universel.

Je suis convaincu que notre planète possède son propre système immunitaire et que ce que l'on appelle "théorie du Chaos" n'est que la manifestation de ce système de défense. La disparition massive de vertébrés au XXe et XXIe siècles, l'augmentation de la fréquence et de l'intensité des incendies et tempêtes, nous interpellent.

Le réchauffement climatique est très probablement lié à la surpopulation et à l'activité humaine, en dépit des arguments des climatosceptiques. De nombreuses études le confirment.

Si nous augmentons la température de notre écosystème, nous provoquons une fièvre. Imaginez si votre température corporelle augmentait de 4 degrés : combien de temps pourriez-vous maintenir la vie dans votre organisme ?

La Terre est fiévreuse. Elle pourrait réagir en déclenchant çà et là des réactions inflammatoires, envoyant ses macrophages et lymphocytes contre l'antigène qu'est devenu l'Homme.

L'antigène, c'est l'ennemi de la vie. Lorsque l'homme était une bactérie symbiotique, il participait à la coopération avec le vivant. Devenu bactérie pathogène, il est entré en compétition avec celui-ci. C'est là que le bât blesse. Lorsque Prométhée donna le feu et la technè à l'Homme, il leur conféra une responsabilité immense. Ce feu et cette technè n'étaient pas destinés à supplanter Dieu et la Nature, mais à être utilisés dans un but de progrès, de partage et d'harmonie avec la Nature.

Le capitalisme, en soi, n'était pas condamnable, tant qu'il respectait l'analogie des physiocrates du XVIIIe siècle entre la circulation du sang et celle des biens et services. Le libéralisme économique d'Adam Smith s'inscrivait dans la lignée des empiristes anglais et des utilitaristes, visant le bonheur de tous, et non d'une minorité privilégiée.

Cependant, le capitalisme, avec l'esclavage puis la finance, a trahi cette idée d'utilitarisme et de philanthropie. Il est devenu l'apologie de l'égoïsme, l'argent devenant une idole.

Or, notre écosystème repose sur la coopération : "Je ne peux être heureux que si tu l'es aussi". Le capitalisme, en revanche, suggère : "Je suis d'autant plus heureux que tu es malheureux". Cette approche ne mène qu'au Chaos, loin du rêve initial du Cosmos, d'un monde épanoui où l'autre est vu comme un alter ego dans une quête d'amour universel.

Julos Beaucarne, le poète belge, disait : "L'Amour est la Totale Totalité Totalisant le Tout Tout le Temps". Je ne saurais trouver meilleure définition. L'amour, c'est le grand solvant universel. Dans le film de Besson, "Le Cinquième Élément" (autre mot pour la Quintessence), ce cinquième élément qui unit la terre, le feu, l'air et l'eau, c'est l'Amour.

Je propose donc une esquisse d'un monde nouveau. Après l'entropie, l'Utopie.

Et si nous quittions les villes pour repeupler nos campagnes ? Et si chacun avait son lopin de terre pour cultiver un jardin, renouant ainsi avec la Stoa grecque ? Cette idée, je la dois à mon vieux maître et ami, Cornelius Castoriadis.

Réapprenons à observer la croissance des fruits et légumes. Redécouvrons les saisons. Cessons de consommer des fruits et légumes importés qui aggravent le réchauffement climatique. Apprenons à respecter le vivant. Redonnons aux agriculteurs leur rôle d'experts du vivant. Mangeons moins, mais mieux, dépensons notre énergie plutôt que notre argent. Apprenons à saisir la poésie du vivant, mais aussi à apprécier la beauté de notre monde.

Nous vivons dans un monde où la violence se généralise. La musique, les séries télévisées, l'art lui-même deviennent provocateurs et violents. Tout semble se déconstruire. Apprenons à réintroduire de la structure dans nos pensées, nos vies, notre comportement quotidien, et nous pourrons espérer fonder une nouvelle économie basée sur l'échange et la coopération.

La technologie est la bienvenue tant qu'elle ne vise pas à diviser l'homme, tant qu'elle ne sert pas à détruire mais à promouvoir la vie, l'amour, et nous apprend à accepter la mort comme un bienfait, permettant à nos descendants de poursuivre ce magnifique voyage. Celui d'une humanité plus proche de sa mère, la Terre. Il n'est pas trop tard pour réduire l'entropie.

Profitons de ce confinement pour (re)découvrir Spinoza, Leibniz, et surtout les pré-socratiques, détenteurs d'une sagesse précieuse. Dieu et la Nature sont indissociables. Lorsque nous blessons la Nature, nous blessons Dieu et le vivant.

Lisons également "Le Contrat Naturel" de Michel Serres. Après "Le Contrat Social", il est peut-être temps de parler d'un "Contrat Naturel" et de reconnaître la Nature comme sujet de droit. Si nous blessons intentionnellement la Nature, nous lui devons réparation.

Merci à Marcel Conche, qui a célébré ses 98 ans en mars dernier, de m'avoir ouvert aux merveilles du monde grec. Donnons davantage de pouvoir aux philosophes et moins aux technocrates. Apprenons à trouver notre bonheur dans la Caverne... Ensemble, sur cette magnifique Terre. Bientôt, nous en sortirons tous...

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